Règles ou RP ?

Étrangement, le jeu de rôle contient le germe de sa propre destruction une règle de jeu tentaculaire qui s’étoffe dangereusement au fil des parutions de suppléments, menaçant de réduire à néant un esprit qui n’existe dans nul autre jeu.

Une définition préalable de I’esprit et de la règle me paraît indispensable avant d’aborder la suite de mon propos.

L’esprit du jeu de rôle : c’est un jeu dans lequel des joueurs tiennent le rôle de personnages, sans l’aide d’un texte,dans une aventure mise en scène par un maître de jeu, aventure dont le développement et la conclusion dépendent des indications d’un scénario et du comportement des personnages.

La règle du jeu de rôle : les personnages sont définis par des caractéristiques chiffrées. Certaines actions du personnage sont résolues par des tests (souvent traduits en pourcentages de chance) réalisés à partir des caractéristiques chiffrées, à l’aide de dés. L’aventure se déroule dans un univers précisé par la règle (médiéval, SF,…)

Terminons avec le cadre qui emprunte à la règle et à I’esprit : le jeu de rôle se joue autour d’une table; le joueur dispose d’une fiche récapitulant les caractéristiques de son personnage tandis que le Maître de jeu dissimule derrière son écran son scénario, les règles du jeu, les caractéristiques des personnages dits non-joueurs, qu’il va interpréter durant l’aventure.

Dans la pratique, le bon équilibre entre l’esprit et la règle est rarement assuré. Le jeu de rôle présente cette particularité, par rapport aux autres jeux, d’autoriser à prendre quelque liberté avec les règles. Cependant les excès perpétrés autour de nos tables de jeu s’orientent plus facilement côté règle que côté esprit. Je vais donner quelques exemples où chacun se reconnaîtra, moi y compris.

Citons le cas du lanceur de dés. On le rencontre plus fréquemment côté joueur. Il a toujours ses dés en main. Il cherche en eux un soutien, plus que moral, dans les moments difficiles. La partie se résume, pour lui, en une série de lancers de dés. Lorsque le résultat de ses lancers ne correspond pas à son attente, il implore le MJ de lui accorder une seconde chance ou de le gratifier d’un petit bonus qui lui permettrait de transformer un échec en réussite.

Autre cas, celui du spécialiste. Côté MJ, citons deux tendances significatives parmi d’autres : le spécialiste pur et dur des règles et le spécialiste de I’univers de jeu. Le premier applique la règle avec rigueur, sans accorder de passe-droit. Le scénario constitue une vague toile de fond, prétexte à la démonstration d’une maîtrise sans faille de I’alinéa 1 du paragraphe B du chapitre 2 ! Le second autorise généreusement quelques brèves et rares interventions des joueurs entre la description méticuleuse de la ville (et de ses us et coutumes), du temple, de la tenue du grand prêtre et de la légende du dieu Mirza.

Côté joueur, parmi les plus beaux fleurons, citons le spécialiste pur et dur des règles. Il conteste I’autorité du MJ, allant jusqu’à lui refuser d’user de son pouvoir discrétionnaire. Il ne reconnaît qu’un seul maître : la règle. Un conseil aux MJ qui voient leurs parties perturbées par ce genre de trouble-fête : tuez rapidement l’indésirable ou, pour les résignés et les compatissants, multipliez par 3 le temps de base prévu pour la durée de votre scénario !

Le labyrinthologue connait les règles du combat et des pièges sur le bout des doigts. Conseil tactique aux joueurs: sachez distinguer votre gauche de votre droite. Pour le reste, en route pour le tunnel dont vous êtes le héros !

D’une certaine manière, le dissimulateur rejoint la catégorie des adeptes de la règle. Vous savez, c’est le joueur qui cache sa feuille de personnage pour qu’on ne puisse rien voir. Il me fait penser à un petit enfant qui joue à cache-cache en dissimulant son visage derrière ses deux mains. Qui a pratiqué la randonnée sait qu’un sac à dos révèle rapidement tout son contenu après les inévitables séances de fouilles quotidiennes. J’invite les MJ (trop compatissants à mon goût) à accorder des tests d’observation : une réussite permet de déceler le comportement étrange d’untel qui semble prendre beaucoup de précautions pour déballer son sac, lors d’un campement…

Enfin, dernier exemple, j’ai nommé le non-joueur qui n’accepte pas d’épouser l’esprit du jeu de rôle. Il refuse d’entrer totalement dans le rôle de son personnage. Il s’impose un certain recul par rapport à celui-ci, comme s’il craignait de se laisser prendre par le rôle. Sans doute souhaite-t-il s’accorder une marge de sécurité pour le cas où ? Ce type de joueur pratique volontiers le style indirect (« je lui dis ça », « Qu’est-ce qu il fait ? », « je fais ça, qu’est-ce qui se passe ? »). La liste n est pas exhaustive, Elle a le mérite de donner un aperçu des écarts qui se produisent et qui mérite réflexion.

A mon avis, une des explications tient dans I’expression suivante : « Après tout, ce n’est qu’un jeu ! ». Si I’on part de ce postulat, on s’aperçoit que chacun prend dans le jeu de rôle ce qu’il veut bien y trouver. Et pour cause, il trouvera plus facilement ce qui est écrit que ce qu’il doit imaginer. Cependant si on veut respecter I’esprit, il est impératif de faire courir son imagination et de se construire un rôle. Un rôle c’est une identité qui se précise à chaque indication chiffrée de la feuille de personnage. C’est également un vécu qui ne peut pas se chiffrer : les sensations, l’enfance et l’adolescence, l’amitié, I’amour, la haine… C’est enfin l’expérience qui fait évoluer le personnage, pas les points d’expérience mais ce qu’il a retenu, appris lors d’une aventure.

Je dirai à I’attention des MJ non pas laisser les vivre, mais faites les vivre. Faites vivre les personnages, Aidez-les à trouver leur identité en émaillant vos scénarios de mini-scénarios qui les révéleront à eux-même. Encouragez le dialogue entre les personnages (et réduisez les échanges entre joueurs). Je conseillerai aux joueurs de faire l’effort de se constituer un background. Le personnage gagnera en consistance au fur et à mesure des parties. On parle trop souvent des incohérences de scénarios et pas assez des incohérences des personnages. Untel protège la veuve et l’orphelin, fait montre d’une esprit chevaleresque en de nombreuses occasions, mais n’hésite pas à torturer « ce maudit chien » oui ne veut pas révéler où se trouve son maître ! Untel autre est un barbare qui n’a jamais encore eu affaire avec la magie et qui se précipite sur le premier anneau trouvé avant d’interroger le MJ, la langue pendante, le regard convulsif, à propos des vertus magiques possibles de l’objet. Ces incohérences sont dues à l’inconsistance des personnages ; leur background est inexistant ou superficiel.

Pour l’expérience, je préciserai aux PJ autant qu’aux MJ que le manque d’expérience d’un personnage inexpérimenté, si je peux me permettre cette redondance, doit se traduire dans son jeu. De même la progression du personnage ne doit pas se traduire uniquement par des données chiffrées mais aussi par la faculté de s’adapter aux nouvelles situations.

Qu’en est-il des règles du jeu ? Je maintiens ce que j’ai avancé en guise d’introduction. Les règles risquent de ramener le jeu de rôle au rang de simple jeu. Plus elles sont précises, plus elles sont sources d’interprétations contradictoires, de polémiques dérisoires et vaines. Je vais vous donner deux exemples révélateurs : Premier exemple : les bonus/malus accordés lors des phases de combat.

Le joueur : « J’ai le droit (sous-entendu la règle me donne droit) à un bonus de X% au toucher et je lui cause Y points de dommages supplémentaires, parce que je le frappe dans le dos. »

Réponse du MJ ; « Oui, mais il n’est pas surpris. »

Le joueur : « Qu’est-ce que tu en sais, tu ne m’as pas accordé un jet de déplacement silencieux. »

Le MJ : « Oui, mais il t’a senti venir. »

Le débat est ouvert…

Comment cela se peut-il ? Les règles sont si précises, si détaillées. Cependant, elles n’ont pas prévu qu’un MJ qui se respecte, se satisfait rarement d’un combat expéditif, tandis qu’un joueur, au contraire, recherche souvent le coup d’éclat.

Deuxième exemple : les règles sur les soins et la guérison. Il existe souvent des systèmes ingénieux de guérison des blessures (guérison naturelle ou par I’exercice de la médecine). Pratiquement aucun joueur n’accepte le verdict de cette règle, car les soins sont longs, interminables. Les PJ se damnent, se ruinent, se révoltent pour obtenir une potion de guérison qui les remettra sur pied en deux temps, trois mouvements.

Les MJ ferment les yeux parfois trop souvent sur ces petits miracles qui s’accomplissent (et qu’ils favorisent) avec une fréquence que la règle réprouve ; peut-on penser que l’auteur se soit donné tant de peine pour créer les règles de guérison sans avoir à l’esprit qu’elles devraient être utiles?

Les règles sont comme les lois : plus elles sont précises et détaillées, plus il y a matière à les interpréter et à les détourner. Elles doivent néanmoins exister. Mais le problème de leur interprétation doit être laissé au MJ qui, tel un homme de loi, en demeure le seul dépositaire au cours de la partie (rien n’empêche le débat contradictoire en dehors de la table de jeu…)

Je dis rôle, rôle encore. Toutefois j’invite à ne pas se prendre trop au sérieux. La bonne humeur est un ingrédient indispensable à la réussite d’une aventure. Le jeu de rôle se situe autour d’une table, ses auteurs l’ont voulu convivial. Ce n’est donc pas du théâtre. Quelle que soit I’atmosphère rendue par le MJ, les moments de détente, pendant lesquels les personnages redeviennent joueurs, sont les bienvenus. De la même manière, j’invite à ne pas refréné tous les excès. Autorisons aux lanceurs de dés, aux spécialistes et autres, quelques instants privilégiés pendant lesquels les débordements ne seront pas sujets à répréhension. Je considère ces instants comme des soupapes de sécurité.

Passés ces moments, grâce un peu à eux, car ils auront contribué à créer une bonne ambiance, les joueurs devront incarner à nouveau leurs rôles. Je dis « devront » car entrer dans la peau d’un personnage est un exercice : il suppose un effort au départ. Le plaisir vient ensuite, lorsque l’on est rompu à ce genre d’exercice.

Je conclurai sur ce petit jeu de mot facile, cette question que les joueur auront à cœur de se poser quand ils s’installeront autour d’une table de jeu :

 » Esprit, es-tu là ? »

On va avoir besoin d’un plus gros bateau.

Martin Brody