L’expérience du dilemme

Et si on torturait les joueurs ? Non, non pas à la cire chaude. Non, pas la tenaille. Non, tout ça, c est barbare. Ils crient, ils se débattent, ça empêche de dormir et c est mauvais pour la peau. Non une torture silencieuse. Insidieuse. Une torture morale Mettez-les face à un dilemme.


Ils font le succès des séries et des films tournant autour de thèmes apocalyptiques (zombie, invasion-extra-terrestre, conflit nucléaire, catastrophe naturelle, etc.) car ils permettent de mettre en scène les protagonistes dans des situations de tension tragique. Qui ça ? Les dilemmes !


Le dilemme : un outil scénaristique précieux


C’est le propre des choix moraux cornéliens. Face à des alternatives insoutenables, le fait de trancher est
forcément un drame. Ces situations constituent donc une source de profondeur pour les personnages dont les choix peuvent choquer (le héros qui n’attrape pas la main tendue d’un homme au bord du précipice) ou permettre le pardon (le vilain qui se sacrifie finalement pour sauver un autre personnage). Pour le spectateur, c’est l’occasion de se demander « et si c’était moi ? ».
La chance de notre loisir, c’est de nous donner l’occasion d’expérimenter ces dilemmes. Et il ne faut pas se priver. Car le dilemme est un outil scénaristique précieux autant qu’une véritable expérience ludique en tant que telle.
Encore faut-il s’entendre sur ce dont on parle quand on évoque un « dilemme ». Le dilemme consiste en
un choix inévitable entre au moins deux alternatives. Les deux alternatives doivent être d’intérêt ou de rejet égal. Enfin, le dilemme doit porter sur un enjeu. Un dilemme digne de ce nom doit coûter à celui qui le tranche. C’est-à-dire qu’il doit lui faire porter une part de regret pour l’alternative longtemps après son choix. Enfant, vous avez sûrement déjà joué à poser à des questions absurdes du type : « Eh Manu, tu préfères perdre ton bras ou ta jambe ? »


Pistes de scénarios


Le dilemme le plus connu dans l’histoire littéraire (et adapté au cinéma) est évidemment le Choix de Sophie, dont le titre est d’ailleurs devenu une expression renvoyant à une situation analogue : faire face à un choix impossible et forcément tragique. Dans ce livre, un médecin sadique obligeait Sophie à choisir lequel de ses enfants allait être exécuté. À ce célèbre dilemme s’ajoutent à présent dans l’imaginaire commun quantité d’exemples théoriques produits par la philosophie éthique où l’on nous demande par exemple ce que l’on choisirait entre sacrifier un de ses proches ou dix inconnus. Soyez-en convaincus, ce sont autant de pistes de narration pour vos futurs scénarios.
Repensez à la scène pleine de tension du Dark Knight durant laquelle le Joker impose un choix aux passagers de deux ferries. Dans l’un des bateaux, on trouve les citoyens innocents de Gotham et, dans le second, les prisonniers d’Arkham, coupables des pires crimes. Chaque bateau est rempli d’explosifs et chaque groupe dispose d’une télécommande capable de faire exploser l’autre navire. Les deux bateaux pourraient rentrer sains et saufs au port si chaque équipage faisait le pari d’avoir confiance en l’autre. C’est ici que les ressorts psychologiques, les justifications morales et les logiques d’anticipation prennent le dessus.
Le dilemme offrira du roleplay et conduira à des scènes épiques. Rappelez-vous Shiryu dans Saint Seyia, lorsqu’il se crève les yeux afin d’affronter le chevalier Argol et son bouclier de Méduse (Il ignorait visiblement la technique, un poil plus astucieuse de Persée pour décapiter la gorgone). Le sacrifice de l’un de ses sens est un tribut intéressant à faire payer à vos PJ dans un affrontement ou pour l’obtention d’une récompense. Exemple : « plus que quelques pas pour te saisir de l’épée légendaire de… soudain une lumière aveuglante te perce les yeux. Si tu souhaites t’en saisir, c’est certain, tu perdras la vue. »


Pousser les joueurs à développer la personnalité de leur PJ


Vous me trouvez sadique ? Vous n’avez pas tort, d’autres exemples moins glauques sont envisageables.
Mais avant de vous présenter des cas moins tordus, mettons-nous d’accord : à quoi bon mettre ses joueurs dans une situation aussi psychologique ment dérangeante ? Essentiellement pour une raison : pousser vos joueurs à développer la personnalité et la morale de leurs personnages. Mais il ne faut pas seulement penser le dilemme comme une phase théâtrale. Bien sûr, on pourra toujours se faire plaisir avec un débat tragique sur « la meilleure victime sacrificielle » pour le divin Oghma et provoquer autant de drama que nécessaire sur les meilleures justifications de telle ou telle entorse à la loi. Mais le dilemme devrait aussi être considéré comme une épreuve au milieu de vos aventures. Il peut même être considéré comme le « climax » au même titre que l’affrontement avec un antagoniste majeur. C’est un moment fort qui engage le personnage face à lui-même et potentiellement le groupe entier d’aventuriers. Même s’il n’est pas directement concerné, il devra supporter le fardeau engendré par le choix du compagnon.


Vivre c’est choisir – La dimension éthique du dilemme


L’intérêt du dilemme dans un JdR n’est pas seulement scénaristique, ce qui suffirait en soi à s’en servir régulièrement. Non, le dilemme est surtout la voie la plus naturelle pour donner de la densité à vos personnages. Au-delà de l’alignement, vos joueurs vont élaborer leur personnalité à travers ces choix.
Connaissez-vous le paradoxe de l’âne de Buridan ? Il est un cas légendaire de dilemme poussé à l’absurde : un âne a d’un côté un seau contenant de l’eau et de l’autre un seau contenant de l’avoine. Comme il a faim et soif, l’âne ne parvient pas à choisir et il finit par mourir et de faim, et de soif. Vous l’aurez compris, ce cas interroge ce qui motive un choix face à une décision compliquée et révèle ce qui est de l’ordre de l’arbitraire. Ce paradoxe nous met en garde, nous rôlistes : ne jouons pas comme des ânes ! Nos personnages ont une part d’arbitraire et c’est même ce qui les rend uniques.
Ne pas jouer comme un âne signifie que nous incarnons des personnages qui ont des préférences, des principes, des craintes, des tabous. Bref, que nos personnages ont une histoire qui les a marqués et qui, le moment venu, doit les pousser à prendre telle décision plutôt que telle autre. Cette histoire d’ailleurs n’est pas figée et chaque situation de dilemme est l’occasion d’ajouter une nouvelle profondeur psychologique et peut-être, un jour, d’ailleurs, de bousculer vos convictions et remettre en cause votre morale. C’est l’autre attrait des dilemmes : ils offrent un carrefour biographique. Un motif de transformation, de transition à l’instar d’une épreuve traumatique.

Pour explorer cet aspect, rien de tel que le dilemme du prisonnier. Il définit une situation où les deux joueurs ont intérêt à coopérer mais où, en l’absence de communication entre eux, chacun choisira de trahir l’autre. Il tire son nom d’une situation facilement adaptable en JdR : « Vos joueurs ont été capturés après un larcin qui a mal tourné ? Pris chacun dans une pièce, proposez leur d’avouer en échange d’un traitement plus favorable que la sanction normale. Bien sûr, si aucun des deux n’avoue, ils pourraient être relâchés faute de preuve mais si les deux avouent, ils subiront une plus lourde peine ». Trahisons en cascade garanties.


La dimension éthique du dilemme.


L’usage des choix moraux dans les jeux de rôle n’est pas qu’un réflexe sadique. Par les justifications en faveur du choix opéré, le dilemme assure une dimension éthique à vos personnages. En cela il leur donnera de la profondeur et facilite l’immersion.
Cela nécessite toujours un accompagnement des joueurs face à un exercice psychologiquement complexe. Assurez-vous, comme toujours, que tout le monde à la table est OK pour explorer cette dimension morale et plus particulièrement les thématiques que vous avez choisies.


Construire un dilemme cohérent


Les dilemmes correctement élaborés amènent les joueurs dans un état de tension dramatique et produisent des moments inoubliables. Il faut alors voir le dilemme comme un possible carrefour biographique que vous offrez à votre groupe d’aventuriers : l’occasion pour certains d’opérer une transition, de remettre en cause une éducation ancrée depuis l’enfance, un vieil amour, une amitié fidèle ou un ancien serment. Un jeu comme le Livre des 5 Anneaux, qui met en scène un monde dans lequel l’honneur est la plus grande richesse et conditionne les choix moraux de manière prééminente, favorise l’élaboration de dilemmes basiques sur la base des « promesses » :

« La guerrière du clan du crabe avait juré à son maître de ne jamais s’aventurer à la cour de l’Empire d’Émeraude, mais il semble que ce soit sa seule chance d’en apprendre davantage sur l’assassin de son père. »Évidemment, comme cet exemple le prouve, même les dilemmes les plus simples ne s’improvisent pas à la dernière minute. N’inventez pas un dilemme en plein milieu d’une partie. Il faut les construire de telle sorte qu’ils soient parfaitement cohérents et renvoient aux doutes les plus profonds des personnages, en quelques sortes à leurs contradictions. Le dilemme doit être amené avec patience et finesse car il revêt une dimension psychologique importante. Cela vous demande de bien connaître les personnages incarnés autour de votre table.


On peut le voir venir…


D’ailleurs contrairement à des « cliffhangers », le dilemme ne doit pas nécessairement être une surprise. Inutile d’être prudent sur la manière dont il est révélé. Les joueurs peuvent très bien voir venir le moment où ils devront trancher une question morale sans que cela ne gâche cette expérience. En fait, il faut que l’enjeu du dilemme soit bien compris par les joueurs. Il ne doit pas s’agir d’un événement aux conséquences imprévisibles. Au contraire, ils doivent s’attendre à ce que leur décision provoquera, quelle
qu’elle soit. Une part de doute est évidemment permise mais moins elle est importante, plus la tension sera forte. En effet, les joueurs doivent sentir que « tout dépend d’eux » et qu’ils seront les seuls responsables de ce qui adviendra.

D’ailleurs, leur pérégrination vers l’ultime décision peut être l’occasion de faire part de leurs doutes et de soulever de nouveaux arguments pour faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre, avant de trancher définitivement. C’est pourquoi il faut profiter du chemin pour donner du poids à votre dilemme et donner à voir le plus concrètement possible les enjeux de sa résolution.
Par exemple, pour que sacrifier un PNJ puisse représenter pour eux un dilemme moral, il faut que les personnages aient eu le temps de s’y attacher. Prenons un dilemme classique que l’on pourrait très facilement intégrer dans un univers médiéval, pirate ou post-apo :

Il n’y a pas assez à manger pour tout le monde. En tout état de cause, tôt ou tard, il faudra sacrifier quelqu’un. Basique, mais inutile de préciser que si certains membres du groupe sont de parfaits inconnus pour vos PJ, alors ils auront tôt fait de rôtir à la broche. Le dilemme tombe à l’eau. C’est pourquoi il est vital de créer des liens avant que le dilemme ne se pose. Les potentiels sacrifiés doivent avoir une personnalité, une histoire rapportant comment ils sont arrivés là, une famille qui les attend, et des espoirs nourris pour l’après, bref… eux-aussi méritent de vivre, dans l’idéal, chacun à sa façon, afin que vos joueurs puissent exprimer une palette de sentiments et de préférences morales dans l’argumentaire qui sera le leur pour sauver tel ou tel PNJ.
Retenez un principe simple : si « je crois que la question, elle est vite répondue », alors c’est que je ne suis pas en face d’un dilemme. À l’inverse, il est parfois préférable de ne laisser aucun temps de réflexion face à un dilemme, afin d’éviter les mécanismes de rationalisation. Un dilemme soudain dont la résolution est
urgente boostera l’adrénaline autour de la table :
« Tu es sur le point de rattraper celui que tu pourchasses depuis tant d’années mais tu entends un cri derrière toi. Ton ami vient de glisser dans le précipice. Il ne tiendra pas longtemps avant de chuter mais, si tu lui portes secours, alors tu sais que tu ne retrouveras plus jamais l’idole sacrée de ton village. Que fais-tu ? »


Des univers plus propices que d’autres au dilemme ?


Si, comme on le disait en introduction, les univers apocalyptiques se prêtent tout naturellement à la confrontation aux dilemmes, n’importe quel contexte offre des situations de choix tragiques.

On a souvent tendance à résumer un dilemme par une opposition entre la raison et les sentiments. En fait, il est bien plus intéressant d’opposer les sentiments entre eux :(amour/amitié, ambition/loyauté, respect des lois/générosité, etc. Et en la matière, Toutes les combinaisons sont possibles, il n’y a pas de limite théorique dans le dilemme.
Les jeux sociaux comme Vampire mettront en avant des dilemmes majeurs d’opposition de loyauté (entre son clan et sa coterie). Allez-vous trahir la camarilla pour protéger votre bien aimé Sire ? Moins évident et pourtant tellement approprié, l’ordinateur de Paranoïa nous offrira des dilemmes en absurdie par milliers. Les biographies au long cours des personnages du génial Nephilim nous permettront de dérouler les dilemmes, l’origine des choix et leurs conséquences. Pensons également à Trinités, où le PJ est conseillé par deux entités : le Deva et l’Archonte qui l’amènent sur des chemins divergents. Poursuivons l’exploration avec Démiurges interrogeant l’usage des pouvoirs. Ce jeu pousse les personnages à assumer les conséquences de leurs actes par un système de jeu qui prévoit de formaliser les enjeux d’une confrontation et intègre les retombées de l’usage d’un pouvoir. Des jeux comme « La Vie de l’absent » peuvent permettre d’explorer le thème du pardon et de la culpabilité sur des situations de dilemme revécus a posteriori de leurs résolutions. On s’étonnera enfin que Lovecraft ait très peu exploré l’enjeu du dilemme dans ses œuvres, et pourtant, pas la peine de vous faire un dessin sur les choix qui peuvent se poser dans un Cthulhu. Tout ou presque est prétexte à soumettre un choix cornélien et tragique à votre groupe d’aventuriers. Si chaque univers de jeu proposera un contexte plus ou moins propice à certaines thématiques de dilemme, beaucoup sont universels. Alors ne vous bornez pas aux thèmes apocalyptiques.
Le dilemme est un passage qui instaure un moment de transition. C’est une épreuve qui doit être surmontée d’une manière ou d’une autre. Enfin, c’est une récompense symbolique et morale, une nouvelle identité. Bref, le dilemme est à la fois la Porte, le Monstre et le Trésor.


Article tiré de Casus Belli / Jonathan Bocquet

Mr Treehorn n'est pas un homme convenable, il traite les objets comme des femmes...

The big Lebowski